« La partie immergée de l’iceberg« , Lise Viseux, 2003
Le collectif pluridisciplinaire alaplage réinvente à sa manière une certaine idée de l’œuvre collective en optant pour un mode de création basé sur une observation attentive des procédés de starification à l’œuvre dans l’industrie du divertissement, autour des- quels s’articule aujourd’hui le système de fonctionnement de l’art contemporain. Nous nous attacherons ici à la notion de dilution de l’auteur individualisé dans le groupe, au profit de l’élaboration collective d’actions significatives susceptibles d’enrichir le débat artistique, qui constitue en soi une singularité suffisamment rare pour que l’on y prête attention.
Fondée en 1997, l’association loue depuis avril 2000 un espace d’exposition de 160 m2 situé en centre ville de Toulouse. Cet espace offre une certaine visibilité au pôle central d’activité du collectif qui réside dans le travail de prospection et de mise en réseau d’artistes d’horizons divers. La programmation se fonde sur des critères exclusivement artistiques évacuant d’emblée la question d’une échelle de notoriété. Le collectif n’expose quant à lui jamais en ses murs et aucun des membres n’expose son travail de manière isolée.
Le travail de recherche, de collecte d’information et de diffusion des artistes présentés est rendu possible par des activités annexes induites par les différentes disciplines réunies au sein du groupe. Ainsi, les prestations de graphisme assurent une part importante des ressources de l’association qui reçoit par ailleurs des subventions publiques inversement proportionnelles à la densité des manifestations organisées à l’année. Ces informations qui peuvent paraître anecdotiques revêtent un caractère particulièrement crucial pour le collectif dont l’un des objectifs consiste précisément dans la monstration de la chaîne de composantes structurelles de l’association en ce qu’elles constituent des éléments clés déterminant la nature et la qualité des manifestations organisées.
La dimension pluridisciplinaire du collectif occasionne la réunion de compétences précieuses qui permettent un rayon d’action couvrant toutes les phases de la création, de la production à la diffusion, qu’il s’agisse d’expositions ou d’éditions. Les sources de financement interne qui viennent contrebalancer la faiblesse des subventions induisent également une indépendance totale en matière de choix artistiques. Toutefois, il faudrait se garder de dresser un portrait irénique du fonctionnement de l’association, largement constituée de bénévoles, comme la grande majorité des structures de ce type. Si l’on peut concéder que l’indépendance a toujours un prix, le travail de recherche menant à la constitution d’un réseau d’artistes engagés dans des pratiques résolument contemporaines, indépendamment de tout impératif de rentabilité, l’organisation d’événements artistiques polymorphes (exposi- tions, performances, set de DJ, conférences, etc…) encourageant une visibilité accrue de travaux de jeunes artistes, par essence peu diffusés, ne peuvent être menées ad vitam eternam sans un soutien financier décent susceptible d’assurer l’énergie constam- ment renouvelée et le professionnalisme que requièrent ce type d’activité.
L’appropriation comme dévaluation de la notion d’auteur individuel
Le sigle ALP et le signe du tripode, symbole d’une dynamique de réseau, participent du travail de mise en scène opéré par l’asso- ciation sur cette identité collective. La photo de groupe façon image promotionnelle d’agence de pub, par laquelle alaplage aimait à se représenter, contrefaisant ainsi les mécanismes de la communication d’entreprise, tout comme les produits dérivés mis en vente dans le cadre des diverses occurrences de l’Hyper-ALP procèdent de ce travail de décorticage des modalités de diffusion des œuvres ainsi que d’une réflexion critique sur la notion d’auteur.
La production de produits dérivés constitue un élément nodal de cette réflexion en ce qu’elle ré-interroge le geste appropriation- niste dont on connaît aujourd’hui très bien la puissance critique, à travers les différents degrés d’emprunt qu’il autorise, de la citation la plus indirecte à la copie conforme . Les artistes contemporains les plus proches de nous ayant fait de l’appropriation et des innombrables procédés de recyclage qui en découlent, un modus operandi, se sont surtout illustré par le recours à des artistes d’époques révolues, ayant valeur de référence. Si l’on considère pour ne citer que lui, les actions de Jonathan Monk, on s’aperçoit que les biographies d’artistes dont elles s’inspirent sont celles de figures clés de l’histoire de l’art récente (Mondrian, Warhol, Pollock, Ryman, Rauschenberg, etc). Dans une volonté similaire de déconstruction des mythologies personnelles, mais en utilisant les œuvres de ses contemporains immédiats, alaplage démultiplie les possibilités d’appropriation d’images produites initialement par d’autres, soit en proposant aux artistes exposés en leurs murs que leurs œuvres soient détournées par le collectif qui apposera son « label » ALP sur les produits dérivés qui en découleront, soit en s’octroyant ce droit sans consultation des artistes participant au même titre qu’alaplage à des expositions collectives organisées par des tiers. Les produits dérivés, comme leur nom l’indique, feront l’objet d’une transaction commerciale dans le cadre d’expositions ultérieures. Ils pourront êtres inclus dans une logique de commande faite à d’autres photographiant le produit en situation, selon l’usage ad hoc, mais côtoyer aussi sur un stand de l’Hyper- ALP les multiples de certains artistes, édités en série limitée, sans intervention ultérieure du collectif.
Par ce protocole d’action qui opère par la dérision un travail de désacralisation de l’œuvre originale, celle-ci se voyant ainsi assimi- lée à une indigente marchandise interchangeable et dévaluée (kit de coloriage, jeu de cartes, masque, badge, carte postale, etc.) le plus souvent empaquetée dans un emballage de kermesse, la notion d’auteur démiurge, individué, se dilue dans une succession d’interventions anonymes. Sous des dehors inoffensifs, cette procédure constitue l’élément central d’une analyse incisive de ce que l’on pourrait appeler le processus de « carrièrisation » des parcours artistiques, c’est-à-dire le processus par lequel l’exigence d’efficacité des actions de médiatisation du travail des artistes semble s’être substituée progressivement à l’intérêt porté à la di- mension critique des dispositifs de monstration des œuvres.
« Laboratoire-Observatoire »
Toutes les préoccupations énoncées plus haut m’ont conduite à m’intéresser au travail d’alaplage alors que j’assurais la program- mation art contemporain au confort moderne. Le projet intitulé
« laboratoire-observatoire » que m’avait proposé le collectif pré- voyait un complexe d’installations témoignant de la diversité des champs d’actions de l’association. Considérant l’exposition comme une plate-forme de réflexion, interface vivante entre les artistes et le public, notre envie commune était notamment d’y déplacer, pendant la temporalité de l’exposition (deux mois environ), le lieu de travail de l’association, transformant ainsi le temps de l’expo- sition en temps de résidence. Loin de l’idée d’une expérience de vie communautaire, le choix d’y installer également un lieu de vie à part entière pour les membres actifs du collectif correspondait à une volonté de redistribuer les frais de logement qu’aurait occasionné le projet sur un poste de dépense plus fécond pour l’association, en l’occurrence la production d’œuvres. L’exposition devait comprendre également un plateau dédié aux performances, concerts, set DJ et talk show, tous programmes susceptibles d’êtres enregistrés puis diffusés via Internet, un canal TV et/ou un journal papier créé sur place par le biais de l’atelier de sérigraphie. Les dispositifs classiques de promotion des artistes se trouvaient tournés en dérision par des pièces conçues dans l’esprit du cartoon, telles que le canon propulseur dirigé vers le vasistas du plafond. Enfin, l’exposition devait être l’occasion de présenter par différents biais (œuvres et produits dérivés, conférences/débat) les travaux d’artistes appartenant au réseau constitué de l’association ainsi que ceux des artistes qui lui sont extérieurs et dont les pratiques étaient susceptibles d’enrichir la réflexion sur les questions de diffusion. Sous une forme volontairement caricaturale, l’exposition devait stigmatiser la propension grandissante à la communica- tion souveraine ainsi que l’hégémonie du modèle spectaculaire dans le secteur culturel. À ce jour et suivant la formule consacrée, « pour des raisons indépendantes de notre volonté », ce vaste projet conçu pour un espace de 1200 m2 n’a pu être réalisé.
« Mere exposure »
On l’aura compris, le collectif alaplage assure maintenant depuis quelques années un travail de fond sur la jeune création en mul- tipliant les zones de dialogue et les modes d’échanges transversaux induits par le décloisonnement des disciplines. La nature irré- vérencieuse, en regard de la communauté artistique, des questions qu’il soulève par la récurrence des actions de désacralisation de l’œuvre originale et de son auteur démiurge, au profit de modalités de création relevant plutôt d’une « coopération productive » , constitue un engagement fort et pertinent. Cette approche, basée sur une conception auctoriale radicalement renouvelée, est à rapprocher des positionnements induits notamment par le fonctionnement du réseau Internet.
Agissant au sein d’un milieu pénétré par les mécanismes du starsystem et les procédés de sélection empruntés au monde de l’en- treprise néo-libérale, alaplage replace la notion d’expérience au cœur de l’activité artistique, notion qui, sous l’influence grandis- sante de l’effet « bande-annonce » semble s’étioler dangereusement au profit d’une attention croissante des artistes eux-mêmes pour les dispositifs de médiatisation de leurs œuvres, cantonnant l’exposition à une phase parmi tant d’autres de l’opération publicitaire destinée à en accroître l’aura . À travers la remise en question de la notion de signature individuelle et l’utilisation du logo , le collectif stigmatise un phénomène croissant dans le paysage de l’art contemporain : le remplacement de l’idée même de cheminement artistique, reléguée au rang de la ringardise la plus achevée, au profit d’un mode de progression rapide et efficace sur l’échelle médiatique, au cours duquel les intentions et le contenu semblent se dissoudre dans le process, c’est-à-dire dans tous les « à côtés » auxquels la notoriété permet d’accéder. Dans un secteur culturel où l’idéologie façon « Le maillon faible » ou « Star Academy » semble faire des émules, opter par le biais du collectif pour « l’impersonnalité artistique » , constitue en soi un positionnement critique, certes périlleux, mais pour le moins rassurant, qui dénote une nécessité relevant plus d’une rhétorique de l’échange que de la course effrénée à l’auto-promotion.
Lise Viseux, 2003.
Cf. catalogues Monter Sampler, éd. Centre Pompidou, Paris 2000 et Aspects de l’art du XXe siècle : l’œuvre re-produite, éd. Centre d’art contemporain de Mey- mac, 1991.
Dans un contexte marqué par l’hypertrophie du phénomène publicitaire, on appelle « mere exposure » l’effet produit par la publicité dite « ambiante » que l’on pourrait traduire par « la simple exposition » récurrente à une marque fondue dans le décor, uniquement destinée à produire une familiarité avec cette dernière induisant une attitude favorable envers elle. La comparaison avec cette méthodologie propre à l’univers du marketing m’intéresse en ce qu’elle met en exergue la préférence accordée à la multiplication des supports au détriment du contenu du message.
Cette citation faisant référence au travail d’écriture nous semble tout à fait transposable au domaine des arts plastiques « […] L’auteur individuel est le produit
de l’imprimerie qui a construit un lien irréductible entre la personne et sa production. Qu’advient-il de cette figure à l’heure du basculement vers l’édition et la distribution numérique sur Internet ? […] Cette question de l’auteur engage en fait à un réexamen de la distribution des positions entre réception et production, réexamen dont les dimensions politiques sont primordiales » extrait de Auteur, nomination individuelle et coopération productive, Jean-Louis Weissberg, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la Communication, Paris XIII.
Expression empruntée au titre de l’article d’Eric Mangion, art press, n° spécial sur les Ecosystèmes du Monde l’art, pp. 35-38, novembre 2001.
« Les industriels – instruits par les méthodes du marketing – savent mieux que quiconque qu’un produit se « vend » essentiellement avant sa sortie. La seule diffé- rence est qu’aujourd’hui la communication d’un produit fait souvent office de produit, et qu’il y a parfois plus d’intérêt dans un produit dérivé que dans un produit tout court. […] Ce n’est plus un « produit » que l’on vend mais son aura. Équation que l’art s’est bien empressé de récupérer afin de la confondre à ses propres préoccupations – à moins que ce ne soit le contraire […]. Le sujet principal de l’œuvre devient peu à peu sa prédisposition à exister en tant qu’objet de médiation » idem.
Voir à ce sujet l’article de Nicolas Bourriaud, Le jeu de la signature (True stories), omnibus
Cf. Catherine Francblin, L’indomptable énergie de Yoon Ja et Paul Devautour, art press, n°206, octobre 95, p.54.