À propos du Bar de l’Amertume
Le bar est une des fenêtres possibles sur le monde, l’interface à toute les humanités et paradoxalement, lieu de solitude et de rencontres. Amener le bar dans l’exposition, c’est aussi rappeler son importance dans la naissance de la modernité. Impossible de l’ignorer, l’art s’est en partie construit sur les fondations mouvantes et dangereuses des alcools et des paradis artificiels. Il ne faut ni en faire un folklore, ni se consumer à ce romantisme convenu. Mais à l’aune des dogmes actuels du tout professionnel de l’art, il est bon de réaffirmer le flou de toute trajectoire artistique.
J’ai toujours préféré à la ligne droite professionnelle qui épouse la courbe ascendante de la carrière, celle sinueuse, pour moi plus réaliste et consciente (qui justement ne ferme pas la porte à l’inconscience), de la trajectoire empirique teintée du doute que tout embrasement de l’être artiste engage. Je ne vous chanterai pas le refrain de l’art et la vie, mais j’avoue le trouver plus mélodieux, malgré ses dissonances, que celui de l’art et la profession …
N’oublions pas et égrenons ces noms pour le plaisir : Le Rat mort que fréquentait Baudelaire, Rimbaud et Toulouse-Lautrec, la Nouvelle Athènes et le Café Guerbois avec Manet et Monet, Les Deux Magots de Mallarmé et Jarry, Au lapin agile qui accueilli Picasso et Apollinaire et bien sur à Zurich le Cabaret Voltaire, berceau du mouvement Dada. Je pense aussi à Martin Kippenberger qui échangeait ses repas au bien nommé Paris Bar à Berlin où Dieter Roth pour les cadavres des bouteilles pétries de la mémoire vivante du montage de l’installation dans laquelle il les abandonne.
Je pense à eux mais aussi à la peinture libre qui les constitue hommage au courage de peintres comme Katarina Gross, Hellen Frankhenthaler, Joan Mitchell, Rachel Harrison ou Phyllida Barlow …
L’alcool n’est évidemment pas le propos, c’est le lieu de l’échange qui est le sujet et peut-être aussi une certaine dérive due à une ivresse étrangère aux fluides éthyliques, mais provoquée par les peintures, coulures, qui comme nous humains sont sujettes aux lois naturelles de la gravité. L’attraction terrestre qui inexorablement nous attire vers le bas, le sol ou peut-être l’abîme. Puit sans fond qui n’exclut pas la profondeur picturale. Réaction primaire et instinctive aux mouvements picturaux qui ont parfois oublié l’essence de leur posture, comme Support Surface, mouvement déterminant pour ma peinture devenu le témoignage d’un maoïsme calciné sur l’autel du devenir bourgeois de l’artiste.
Alors peut-être, dans ma fascination, n’ai-je retenu de Filliou que la sempiternelle phrase sur la vie et l’art … Mais je n’oublie pas chez Fluxus la nécessité des moments festifs et les happenings qui souvent naissaient dans les bars …
Et si mon Bar de l’Amertume, actif ou inactif fait de l’œil au regardeur, appelé que je suis par les sirènes des couleurs de la cool dictature des formes, je jongle naturellement avec mes paradoxes et me complaît dans l’incohérence jouissive des oxymores que je pratique vaillamment.
Mon dernier bar a été désamorcé. Pas d’alcool servi au public, juste une éprouvette soliflore, néon faible brillant du pathétisme de la complaisance entre le shwepps (trade mark) et la lumière noire. Symptôme du « m’as-tu vu » de la boîte de nuit où le «ginto» devient lumière sous les projos …
J’affectionne les gestes négligés qui flirtent avec la vulgarité, mais dans notre société libérale, cette maladresse revendiquée n’est- t-elle pas la quintessence de l’élégance ?
Le bar fenêtre explose l’écran opaque, percé d’une lumière malade et blafarde. Écran omniprésent comme auto-dérive addictive pour nous éloigner de la confrontation violente au réel. Évidemment, il ne faut pas oublier l’expérience du goût de l’amertume, sorte de constat rétro-actif sur la prophétique esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud qui annonçait, suite à la crise de 91, le basculement d’un art pour les élites vers l’expérience d’un art à l’aune de la médiation, vision anticipée de l’industrie culturelle généralisée.
Évitons le désir d’une carrière festive, nimbée d’une convivialité éthylique qui pour moi est un contre sens apolitique de mon propos.
Mon néon est impur, mixé au pictural et à l’objet récupéré, comme tous les éléments qui constituent mon vocabulaire plastique dicté par le dogme de ne rajouter aucun objet au monde. Pour une fois, je trahis mon protocole et rajoute au monde du verre, du gaz et de la lumière et j’en suis amer …
Les peintures abstraites qui peuplent le bar figurent le brouhaha conséquent des conversations de la nuit …
Une fois le bar clos, elles seront libérées et tel l’ivrogne, d’échoir ou d’échouer abandonnées sur le trottoir rugueux du réel.
Alors, je ne fais ni une apologie de l’alcool, ni un combat frontal contre un hygiénisme en marche qui n’a comme seule issue qu’une professionnalisation acerbe et aveugle de l’art. Je trace juste une tangente disruptive, comme dirait l’autre !
Manuel Pomar, 2019